Glass window, Bahamas - Winslow Homer - 1885

-- Lettre muette--

England Forest, Mai 2009

Ma chère amie,

Nous y voila à présent combien de temps s'est-il écoulé ? 1 an ? 10 ans ? une vie ? une éternité ou 1 seconde à peine ? dites le moi ! [...]

Je suis là, assis sur la jetée, j'attends que le jour se lève. Le vent frais du matin fouette mon visage d'embruns légers. L'air iodé, le goût du sel sur mes lèvres, la mer, et je vous imagine, vous êtes là quelque part de l'autre coté de cet océan que j'embrasse du regard. Je pense à vous, je vous vois presque, lisant et relisant ces mots en mâchouillant les branches de vos lunettes rouges (oui celle là même que j'avais essayé un jour), je vois votre sourire.
Je pense à vous, je ne vous ai pas oublié. Comment le pourrai-je ?

Vous m'appeliez un peu plus tôt dans votre lettre "mon cher ami", voila bien longtemps que l'on ne m'avait pas nommer ainsi, et il me semble encore que étiez la seul à employer ces mots à mon égard à l'époque. Dans une autre vie qui a durée une éternité ou une seconde à peine, je ne sais plus. [...]

Alors de quoi pourrai-je vous parler ? Je pourrai vous parler du temps qu'il fait dans l'île, du radieux soleil qui s'annonce pour aujourd'hui, des arbres qui perdent doucement leur feuilles comme en automne sous vos latitudes mais sans ocres ni roux, je pourrai vous parler des températures qui baissent petit à petit, au fur et à mesure que nous entrons dans l'hiver austral. Non.
Et si je vous parlait des gens ? vous dire comment ils sont, ce qu'ils m'inspirent.
Non. 
Alors je pourrais vous parler du contexte socio-politique, vous parler de la signature d'accord sur la baisse de prix, l'augmentation des salaires, de ces états généraux d'outre-mers qui n'ont pas encore trouvés son public, et se présentent d'ores et déjà comme un succès mitigé.
 Non.
Je ne vous parlerai pas de tous ça. De tous ça vous pouvez en avoir écho dans les médias. Non. Je vous parlerai bien de moi mais j'aurais peur de vous ennuyer [...] mais je prends le risque, puisque vous insistez.
Le soleil est déjà levé et commence juste, sa course au firmament. je regarde l'horizon et mes pensées s'envolent (vers vous, attrapez-les !).

J'étais revenu dans l'île pour trouver la paix, un peu de répit. Aujourd'hui, je me demande ce que je fais ici. Je ne sert à rien, ni à personne. Je suis inutile. J'erre dans St Denis comme une âme en peine et la vérité : Je ne fais rien de mes journées. J'ai perdu mes illusions.
Stefan Zweig a dit un jour : "
Ce n'est que quand on n'est pas inutile que l'existence prend un sens", c'est plutôt ironique quand on sait qu'il s'est suicidé dans la fleur de l'âge. Mais paradoxalement je ne le comprends que trop bien. [...]

Alors pour tuer le temps (puisqu'il faut bien tuer quelque chose avant moi-même) je marche, je lis beaucoup et je rêve comme toujours. Et cependant je perds quelque chose que je peux pas encore définir. Ce que je sais, c'est qu'hier soir encore, m'en allant me coucher, je me suis apperçu dans le grand miroir de l'entrée... et j'ai particulièrement détesté l'individu que j'y ai vu. Il y a une forme de fatalité là dedans. Une acceptation sourde de l'aliénation de l'esprit et du corps. Mais une partie de moi appel à la révolte. Cette même révolte qui me poussa à tout quitter il y a quoi... un éternité ou 1 seconde a peine, je ne sais plus vraiment.

En résumé, de révolutions en révolutions, nous demeurons insensiblement les mêmes, pris au piège dans les prisons que nous fabriquons nous-même. On peut s'évader parfois, jamais pendant tres logntemps, mais on y revient toujours. Et pourtant il existera toujours cette flamme à l'intérieur, une partie de nous, qui n'acceptera jamais cette condition, appelons ça l'instinct, (pourquoi pas). Cette flamme ne s'éteint que lorsque l'on meurt et c'est pour ça que je suis là ce matin sur le bord de la jetée, j'ai décidé de tuer celui que j'ai vu hier dans le miroir. Je ne sais pas combien de temps ça va prendre, sans doute le temps compris entre une éternité et 1 seconde. qui sait ? [...]

Pendant que j'écris, le soleil monte bien haut, il faut déjà chaud, et les reflets sur l'océan m'aveuglent. Le goût de sel sur mes lèvres, mes larmes, c'est l'heure de la révolte. Il doit être 9h00 passé... d'une éternité ou d'une seconde à peine.

Bien à vous,


Jayce 

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